Nous ne pouvons plus nous limiter à compter nos morts, nous voulons en parler

Du 17 au 27 octobre 2023, l’équipe de Boza Fii s’est rappelé de ceux et celles qui sont morts en mer et dans les frontières terrestres. A travers La caravane des disparus dénommée « The Patriot Act », les membres de Boza Fii se sont rendus à Mbour, Thiès, Gandiol et Saint-Louis.

L’objectif de cette caravane est de promouvoir le droit à l’identité et à la dignité des disparus, le droit de leur famille de savoir et de plaider autour des conséquences des politiques migratoires de l’Union européenne (UE) en complicité avec nos gouvernements en demandant un meilleur respect des droits des migrant-es.

Dans les projets initiaux, nous aurions dû nous rendre également à Cayar, une autre ville fortement concernée par le phénomène migratoire, mais cela n’a pas été possible en raison des départs vers l’Europe qui ont eu lieu la nuit précédant de notre arrivée prévue. En accord avec la communauté locale, qui nous a demandé de respecter le droit au silence des familles en attente de nouvelles de leurs proches, nous avons donc préféré ne pas nous rendre à Cayar. Cet épisode témoigne cependant à la fois de la persistance de la migration vers l’Europe au Sénégal et de la nécessité de promouvoir des initiatives telles que la nôtre.

Pendant dix jours, Boza Fii a parcouru ces 4 villes cibles, considérés comme des zones impactées par le phénomène de la migration en rencontrant plusieurs familles de disparus et en leur faisant comprendre que tous ceux qui sont morts ou disparus sont des victimes des frontières imposées par l’Europe. C’était également une opportunité de les informer sur les moyens de rechercher des personnes disparues et de demander réparation à notre gouvernement. Mourir dans les frontières est une chose difficile, mais mourir dans les frontières sans laisser de traces l’est encore plus pour ces disparus ainsi que leurs proches qui sont constamment dans une quête de non réponse.

Dans chaque ville, nous avons organisé des ateliers en collaboration avec les organisations locales travaillant sur la migration. Nous avons également effectué des visites auprès des familles de disparus. Chaque soir, après les ateliers et les discussions avec les familles, nous avons organisé des projections vidéo ouvertes à tous sur les thèmes évoqués ci-dessous. Ces projections ont été pour nous l’occasion de nous impliquer davantage avec la population locale et de stimuler le débat et les discussions.

Dans chaque ville, les ateliers et les projections ont abordé les thèmes suivants:

Procédures de recherches des disparus et documentation

L’une des choses les plus horribles que les familles de disparus en mer doivent endurer et de ne pas savoir si leurs proches sont en vie quelque part en Europe, dans des prisons en Afrique du Nord, ou s’ils sont décédés et leur corps se trouvent quelque part. En fait, en Afrique du Nord et en Europe, il existe des cimetières qui enterrent des migrants sans noms (par exemple, à Zarzis en Tunisie, le cimetière des inconnus, et a Nador au Maroc le paradis d’Afrique), ainsi que des banques de données d’ADN des migrants non identités collectées par des organisations de la société civile et d’autres acteurs (par exemple, à Palerme en Italie). Grâce à ces banques de données d’ADN, les familles pourraient potentiellement savoir si leurs proches sont morts en mer ou s’ils ont été enterrés correctement quelque part. Cela est non seulement important pour honorer les décès et offrir aux familles une clôture appropriée à leur perte, mais c’est également fondamental pour la dignité de ceux tués par les frontières. Ce ne sont pas simplement des corps, ce sont des personnes avec des noms et des familles qui méritent le respect.

Pour cette raison, le premier atelier a été consacré à fournir aux familles des outils pratiques pour savoir comment commencer la recherche des disparus. Au cours de cette session, nous avons donné des conseils pratiques sur la manière de démarrer le processus, et nous avons également offert notre aide en tant qu’organisation de la société civile pour les assister. Nous leur avons également fait savoir que la recherche des disparus c’est quelque chose que notre gouvernement devrait faire. De cette manière, nous les avons politisés et avons sensibilisé sur les responsabilités de l’Etat, ainsi que sur leur droit de demander des changements.

Externalisation des frontières

Depuis une dizaine d’années, l’Union européenne, en collaboration avec nos gouvernements, a lancé des politiques de contrôle de la migration vers l’Europe sur le territoire africain. Le Sénégal, considéré comme un pays d’origine, de transit et de départ pour ceux qui se dirigent vers l’Europe, et l’un des pays les plus touchés par ces politiques. On pense aux négociations en cours pour le déploiement de Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières, ainsi qu’aux nombreux accords permettant à la police européenne de contrôler la mobilité sur le sol sénégalais (par exemple, les nombreuses embarcations de la Gardia Civil espagnole patrouillant nos côtes), tout comme la présence de l’agence française Civipol pour la lutte contre la prétendue immigration clandestine. On pense aussi à la quantité de projets de coopération au développement et de réintégration promus par des agences internationales (par exemple, l’OIM), des agences européennes (la GIZ allemande, l’AFD et l’OFII françaises, l’AICS italienne, et l’AECID espagnole) en collaboration avec la Direction Générale de l’Appui des Sénégalais de l’Extérieur et le Bureau d’Accueil, d’Orientation et de Suivi (BAOS). Ces projets, qui ont apporté une énorme quantité de financements dans notre pays, visent à la fois à bloquer physiquement les personnes qui migrent et à tenter de les retenir au Sénégal à travers des projets qui criminalisent plus ou moins directement la migration dite irrégulière, avec la promesse d’alternatives durables au Sénégal.

Cependant, de nos jours, migrer légalement pour les citoyens sénégalais et la grande majorité des citoyens de l’Afrique de l’Ouest est pratiquement impossible en raison des politiques de visas restrictives, de prix exorbitants et d’attentes délibérément longues. Toutes ces pratiques contribuent à criminaliser la migration, à entraver la mobilité et à accroître les décès aux frontières. Cependant, la grande majorité de la population sénégalaise n’est pas au courant de ces politiques qui entravent activement la mobilité en échange de financements considérables, et a tendance à croire à la rhétorique du gouvernement selon laquelle celui qui décide de migrer est un criminel ou, au mieux, mentalement instable.

Pendant la caravane, nous nous sommes fixé comme objectif de faire connaître ces politiques inhumaines à nos concitoyens, afin de les sensibiliser à ce qui se passe et à la manière dont leurs gouvernements contribuent à la perte de leurs proches, et également de dissiper l’image criminalisante de ceux qui choisissent de migrer de manière irrégulière.

Différentes routes migratoires

Il existe plusieurs routes migratoires qui partent du Sénégal pour atteindre l’Europe, notamment la route maritime et la route terrestre. La route maritime part des côtes du Sénégal et arrive aux îles Canaries. La route terrestre, ou plus correctement les routes terrestres, partent du Sénégal et se dirigent vers le Nord de l’Afrique en passant par la Mauritanie ou le Mali, jusqu’à atteindre les pays Maghreb. Au Maroc, les migrant-es tentent d’entrer en Europe en sautant la barrière dans les enclaves de Ceuta et Melilla, ou en traversant la mer vers l’Espagne sur une distance de peu de kilomètres. D’autres migrants préfèrent se rendre en Algerie, en Tunisie ou en Libye, d’où il est possible de traverser la Méditerranée pour arriver en Espagne ou en Italie. Chacune de ces routes n’est pas sans dangers, des violences de la police frontalier, financés par les gouvernements européens. Malgré ces difficultés, les personnes continuent de migrer.

Notre objectif en montrant les différentes routes migratoires est double. D’une part, nous souhaitons sensibiliser la population sénégalaise et fournir des informations afin qu’elle soit consciente de la manière dont leurs ami-es, enfants et proches cherchent à entrer en Europe. Ce type d’information est également utile lors de la recherche des personnes disparues aux frontières : il est en effet fondamental de connaître leur trajet pour pouvoir chercher dans la bonne direction. Par exemple, les migrant-es interceptés en mer peuvent souvent être retrouvés dans les prisons de pays du Nord de l’Afrique. Connaître le parcours migratoire est donc essentiel pour commencer la recherche.

D’autre part, montrer les différentes routes et la manière dont les personnes cherchent à entrer en Europe permet de mettre en lumière la violence des frontières, une violence qui n’est pas accidentelle mais délibérément étudiée pour décourager la mobilité et rendue possible par les politiques migratoires européennes en collaboration avec les gouvernements africains.

Mbour

Le premier jour de la caravane a eu lieu à Mbour, une ville maritime fortement affectée par la migration. Rien que dans le mois précédant la caravane, plusieurs départs de Mbour vers l’Europe ont été enregistrés. À Mbour, Boza-fii a rencontré les membres de l’ANPM (Association Nationale des Partenaires Migrants) et avec eux, a rencontré les habitants du quartier Mbour Teffess, un quartier maritime de pêcheurs. Entre discussions et échanges, plusieurs points essentiels ont été à l’ordre du jour concernant les drames de la migration.

En particulier, la discussion a été marquée par l’intervention d’Aminata Mboye, une femme qui a perdu l’un de ses fils en mer et qui, après cette tragédie, a décidé de créer un collectif de familles de personnes disparues. Aminata a partagé la douleur de perdre un enfant, et son témoignage a une fois de plus illustré la douleur de ne pas avoir de corps sur lequel pleurer. Les discussions de la journée ont eu lieu avec le groupe de femmes du collectif, et cela a été une occasion d’échanges collectif et d’apprentissage mutuel. En particulier, la nécessité de s’organiser en associations et de créer des espaces sûrs où les familles des disparus peuvent se soutenir mutuellement tant sur le plan psychologique qu’économique a été soulignée. De plus, l’objectif clair de créer une liste des familles des disparus a émergé pour tenter de promouvoir des initiatives visant principalement à aider leurs enfants.

 

Thiès

Après Mbour, nous avons poursuivi à Thiès, une ville à l’intérieur du pays à quelques heures de Mbour. Là, nous avons eu deux jours consécutifs d’échanges et de partages d’expériences.

En particulier, à Thiès, nous avons remarqué la participation de la population qui a été vraiment engagée. Grâce à la projection que nous avons effectuée sur la place de France, un lieu central dans la ville, nous avons pu engager la population de Thiès. Lors de la projection vidéo, de nombreuses personnes ont participé, et certaines ont pris la parole pour partager leur expérience migratoire ou l’expérience de leurs amis et de leur famille. La projection vidéo a également été l’occasion pour certains d’échanger des idées sur la politique migratoire du Sénégal et sur la manière de faire face à la restriction de la mobilité.

Gandiol

Après Thiès, la caravane a continué à Gandiol, une petite ville côtière dans le nord du pays. Là, nous avons rencontré notre partenaire local, l’association Hahatay-Son risas de Gandiol, une association qui lutte pour la liberté de circulation et promeut également un développement local durable. Notamment, nous avons rencontré le chef du quartier Pilote à Gandiol et avons pu échanger sur la façon dont la migration a affecté la population locale. Ce même chef de quartier a perdu beaucoup de membres de sa famille il y a quelques années à cause de la migration. Cette rencontre a été également l’occasion de voir comment la migration affecte non seulement les individus, mais aussi les familles et des quartiers entiers.

L’atelier avec Hahatay a également été l’occasion d’échanger sur la manière dont l’organisation cherche à promouvoir la migration tout en favorisant un développement local durable. De plus, nous avons eu l’occasion de partager des opinions avec d’autres familles de disparus, y compris les enfants, qui sont souvent les plus affectés. En effet, lorsque les pères meurent aux frontières, les enfants se retrouvent non seulement sans père, mais souvent sans moyens de subsistance, contraints d’abandonner leurs études pour contribuer à l’économie familiale.

St Louis

Pour sa dernière étape, la caravane s’est rendue à Saint-Louis, l’ancienne capitale coloniale française et la ville la plus au nord du pays, à quelques kilomètres de la frontière avec la Mauritanie. Nous y avons rencontré l’association Diadem (Diaspora Développement Education Migration) représentée par Mamadou Gueye. Malgré des visions différentes sur la migration, nous avons convenu sur les responsabilités de nos gouvernements et sur la volonté de promouvoir le droit à la mobilité, qui passe également par la facilitation des visas. La rencontre avec les familles de disparus a été l’occasion de mieux connaître la réalité du quartier Pikine de Saint-Louis, un quartier périphérique fortement touché par la migration.

Cela a été une fois de plus une manière de mettre un visage sur ceux qui meurent aux frontières et sur leurs familles, ajoutant des noms à la liste des familles de disparus qui ont droit au soutien du gouvernement. À Saint- Louis, nous avons également rencontré des difficultés pour faire la projection vidéo, car les forces de police sont intervenues pour bloquer la diffusion de nos vidéos. Cela démontre à quel point le sujet est sensible pour nos gouvernements et leur volonté de nous faire taire. Quoi qu’il en soit, nous ne nous sommes pas résignés, et le lendemain, nous avons continué la projection dans un autre lieu de la ville, rencontrant une large participation de la population.

Conclusion

La caravane des disparus a été pour Boza Fii l’occasion de mieux comprendre la réalité de l’immigration au Sénégal, de nous rapprocher des personnes les plus affectées par le phénomène migratoire et de promouvoir l’information pour la population sénégalaise. Concrètement, cela nous a permis de prendre contact avec les associations locales pour mieux coordonner les efforts de plaidoyer envers nos gouvernements, ainsi que pour promouvoir des initiatives locales bénéficiant aux plus affectés par la migration. En particulier, nous sommes en train de constituer une liste de familles de disparus que nous avons l’intention de présenter à notre gouvernement et aux associations concernées, afin de donner des noms aux personnes touchées et également de rechercher des solutions pour elles.

En conclusion de la caravane, et grâce à l’échange avec la population sénégalaise, nous demandons :

 Justice pour toutes les victimes des frontières

Nous demandons à notre gouvernement d’arrêter de poursuivre des politiques migratoires meurtrières conformément aux directives de l’Union Européenne. Au lieu de cela, nous appelons à la promotion d’une politique de mobilité plus équitable, garantissant le droit d’émigrer légalement et en toute sécurité pour ceux qui souhaitent le faire, tout en assurant le droit de rester en offrant des emplois justes et un avenir adéquat à des milliers de jeunes Sénégalais qui veulent rester dans le pays. Nous demandons également à nos gouvernements la justice pour les morts aux frontières sous la forme de recherche et de secours des personnes disparues. Actuellement, le gouvernement sénégalais mobilise la marine sénégalaise uniquement pour arrêter les bateaux au départ du Sénégal. Nous demandons plutôt au gouvernement de rendre justice à nos concitoyens et de prendre en charge la recherche et le sauvetage, afin de fournir des réponses aux familles qui vivent dans le doute quant au sort de leurs proches.

 Réparation pour leur familles

Nous demandons au gouvernement sénégalais de prendre la responsabilité des morts en mer et d’offrir réparation aux familles. Cela peut se faire à la fois sur le plan du soutien psychologique et social, en offrant une aide et un suivi aux familles touchées, mais aussi sur le plan économique, par exemple en garantissant l’éducation des enfants des personnes disparues aux frontières.

  • Solidarité

Nous demandons au gouvernement sénégalais, et à toute la population sénégalaise, de faire preuve de solidarité envers nos frères et sœurs migrants, afin de comprendre que migrer n’est pas un crime, mais un droit, et afin de demander que cela soit possible pour tous de manière sûre, sans risquer leur vie.