Contexte et chiffres
Ces dernières années, on assiste à une multiplication des accords d’externalisation des frontières européennes dans les pays tiers, et en particulier ouest africains. Si cette stratégie de délégation de la gestion des frontières existe depuis plusieurs décennies, elle s’est intensifiée depuis 2015, notamment depuis le Sommet euro-africain de La Valette, prévoyant de « s’attaquer aux causes profondes de la migration » et de « renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière ».
Depuis, de nombreux accords sont passés, à la fois à l’initiative de l’Union Européenne, mais également des Etats membres eux-mêmes, prenant l’initiative de négocier avec les pays tiers pour limiter les flux.
Parmi eux, l’accord passé en 2017 entre l’Italie et la Libye visant à augmenter la présence des forces de police afin d’endiguer les traversées entre ces deux pays. La fermeture des enclaves de Ceuta et Melilla, suite à l’accord passé entre Madrid et Rabat en 2020, va également pousser à redessiner les trajets migratoires pour rejoindre l’Europe.
En conséquence de ces accords passés en méditerranée et le déploiement des forces de police dans cette zone, on assiste à un déplacement des points de départ sur les pays côtiers ouest africains. S’il y a encore quelques années, de nombreuses embarcations partaient des plages de Tarfaya ou Tan Tan au Maroc, un nombre croissant d’embarcations prennent la mer depuis des points de plus en plus reculé sur la côte, impliquant pour les migrants, l’emprunt de routes plus longues et plus dangereuses.
Le Sénégal et la Mauritanie sont aujourd’hui devenus des pays clefs pour les départs vers les Canaries.
Les politiques d’externalisation de l’UE contribuent à précariser les départs et à rendre toujours plus dangereuses les traversées.
La route des Canaries
La route migratoire des îles Canaries est connue pour être la plus meurtrière parmi celles empruntées pour rejoindre l’Europe. On estime à près de 70% la proportion de décès sur cette route migratoire sur l’ensemble des décès enregistrés sur la route euro africaine occidentale. Les risques de dérive des pirogues à travers l’Atlantique, jusqu’aux côtes brésiliennes, font de la traversée jusqu’aux îles Canaries la plus dangereuse de toutes.
Cette route est marquée historiquement par la « crise des cayucos », survenue en 2006. Au cours de cette années charnière, pas loin de 40 000 migrants débarquent en pirogue sur les côtes canariennes. Cet événement marque un tournant dans la gestion des flux, l’accueil des migrants devenant alors un sujet central dans les discussions entre l’Union Européenne et le Sénégal.
Depuis, les accords passés avec les pays côtiers se multiplient, comme le démontrent les accords passés fin août entre l’Espagne et le Mauritanie ainsi que la Gambie visant à « renforcer la coopération contre les passeurs de migrants illégaux ».
En parallèle du renforcement de ces accords, la possibilité d’obtention de titre de séjour et de visas est rendue extrêmement compliquée et arbitraire pour les ressortissants des pays ouest africains.
L’impact de ces politiques de limitation des flux, conjugué à une absence de politique de libéralisation de visas, se compte en vies humaines. Les chiffres le montrent, ces politiques de fermeté n’empêchent pas les départs, elles les rendent seulement plus dangereux et mortifères pour les candidats à l’exil.
Le coût en vies humaines des routes du détroit est difficilement quantifiable. Si un système de collecte des données a été mis en place pour les bateaux atteignant le rivage des côtes canariennes, permettant un recensement relativement exhaustif des arrivées, les données concernant les départs et naufrages demeurent rares et incomplètes. Aucune approche harmonisée de la collecte de ces données n’existe réellement. Cependant, grâce au travail d’acteurs associatifs tels qu’Alarm Phone ou Caminando Fronteras, il est possible de recueillir une partie des informations concernant les départs et tentatives de départ depuis les côtes ouest africaines.
Caminando Fronteras réalise en particulier, au niveau des Iles Canaries, un travail incontournable autour de la mémoire et de l’impact des politiques de contrôle migratoire. Entre les mois de janvier et mai 2024, l’association comptabilise au moins 959 exilés sénégalais qui perdirent la vie en tentant de rejoindre les Iles Canaries et au moins 3 600 en provenance de Mauritanie. C’est au total 4 808 victimes, dénombrées par l’association qui ont perdu la vie dans les eaux atlantiques, entre ces cinq premiers mois. (source rapport) L’année précédente, l’association avait compté plus de 6 800 décès sur cette même route.
L’écart entre ces chiffres et ceux d’autres organisations (telles que l’OIM) découle de la multiplicité des techniques de décompte des morts en mer qui existent entre les organisations compétentes. Si l’OIM se base sur les corps retrouvés et les décomptes réalisés par les services de sauvetage, des associations telles que Caminando frontera réalise ses statistiques à partir de témoignages des familles de disparus.
Autres routes
Au niveau de la frontière euro-africaine occidentale, d’autres routes existent. Les frontières sont des lieux complexes et la délimitation des itinéraires est basée sur l’expérience et l’histoire des différentes communautés en déplacement.
Toujours d’après le rapport de Caminando Fronteras pour les 4 premiers mois de 2024, nous voyons que les 3 autres itinéraires empruntés sont beaucoup moins meurtriers que la route des Canaries. Ils sont aussi certainement moins empruntés sur cette période. On peut ainsi distinguer trois autres routes beaucoup plus courtes mais aussi plus surveillées, d’ouest en est : la route du Détroit, la route d’Alboran et la route d’Algérie.
La route du Détroit
La route du détroit correspond à l’itinéraire maritime du détroit de Gibraltar et ses proximités immédiates. La distance à traverser est de 14 km au minimum mais la réalité de la surveillance et de la répression complexifie la traversée et pousse les personnes à partir de plus en plus loin.
La route d’Alboran
La mer d’Alboran relie les côtes rifaines à l’est de l’Andalousie. Les personnes se déplacent avec des embarcations à moteur pour atteindre par la mer des enclaves européennes (les enclaves militaires espagnoles en Afrique (Isla de Mar, Isla de Tierra, Peñón de Al Hoceima, îles Chafarinas…), la ville de Melilla) ou directement les côtes andalouses après une traversée de 180 kilomètres.
Cette route a été particulièrement utilisée en 2015-2019. La pratique du pushback a commencé à se répandre. La militarisation et l’omission du devoir d’assistance ont commencé à être une réalité au cours de ces années et se poursuivent encore aujourd’hui.
La route de l’Algérie
Principalement utilisée par les ressortissants algériens, elle se superpose quelque peu avec la route d’Alboran. Les personnes en mouvement tentent de rejoindre les côtes d’Alméria. Cependant, du fait de l’intensification des contrôles et de la militarisation, la route s’est étendue vers les îles Baléares et Valence, tout en devenant de plus en plus dangereuse.
Parallèlement aux efforts de contrôles déployés, les activités de recherche et de sauvetage sont presque inexistantes. De nombreux bateaux disparaissent sans laisser de traces, laissant les familles dans l’incertitude.